The Crew

La renommée de Thomas Sing, l’auteur allemand du jeu The Crew, ne semblait pas devoir dépasser le cercle très fermé des champions du monde du jeu des petits chevaux ; ce jeu passionnant où être le meilleur consiste surtout à réussir à faire un 6 en lançant le dé. Jusqu’au jour où – je ne peux qu’essayer de deviner – il découvre la belote et Hanabi, ou deux autres jeux similaires, et lui prend l’envie d’en faire un mélange réussi.

Réussi, à n’en pas douter. Il ne s’agit pas que de mon avis puisque ce jeu coopératif pour 2 à 5 joueurs, édité par les Allemands Kosmos, traduit et distribué chez nous par Iello, a déjà remporté les récompenses ludiques les plus prestigieuses dont l’As d’Or « jeu expert de l’année » il y a deux semaines. Je n’avais d’ailleurs eu aucun mérite à en faire, comme tout le monde, la prédiction ici.

L’aventure ne s’arrête pas là puisque, succès commercial aidant, une nouvelle boîte est prévue pour le mois de mai septembre 2021. Je vous le dis maintenant, et j’aimerais pouvoir écrire que je vous en reparlerai à cette occasion, mais nous savons tous très bien que je serai alors occupé à vous parler d’un jeu beaucoup moins actuel, ou d’un vieux bouquin, un vieux disque, un vieux discours politique pourri.

Tout ceci est bien beau mais c’est arrivé parce que c’est bien.
Or – dois-je le rappeler ? – ce qui nous intéresse ici, c’est pourquoi c’est bien.


Avant tout parce que le jeu s’inscrit dans le sillage des grands jeux de plis traditionnels, tels par exemple le whist, la belote ou le tarot. The Crew charrie avec lui tout l’appareil mécanique propre à ces jeux (jouer à la couleur, couper, pisser, donner la main, faire un appel, se faire une coupe franche, etc.) et donc, malgré une esthétique et un thème spatial qu’on* oubliera vite, tout le pittoresque des jeux de cartes de comptoir, le goût des nuits blanches entre potes et des longs après-midis digestifs en famille.

Dans cette famille de jeux de cartes, The Crew figure aux côtés de jeux plus modernes dérivés du whist à la couleur, comme les 7 sceaux ou Skull King, puisque le but du jeu n’est pas simplement de faire le plus de plis possible. Il s’agit de remporter spécifiquement certains plis, déterminés ici par des cartes objectifs que les joueurs choisiront une par une à tour de rôle. C’est la première originalité que j’ai choisi d’illustrer, mais le jeu en compte plusieurs que j’aborderai par la suite.

Mais aussi parce que c’est un jeu coopératif. Ce n’est pas un gage de qualité en soi, mais ici ça change tout et c’est bien l’addition de ces deux natures qui rend le jeu si distinctif. Un jeu de plis coopératif c’était inédit à ma connaissance, et de fait ça modifie en profondeur les nombreux automatismes du genre. De plus, The Crew s’inspire des meilleurs. Je m’étais déjà amusé ici de la similarité des titres et des mécanismes entre The Crew et ses prédécesseurs, The Mind et The Game. Mais c’est plutôt à Hanabi que j’ai choisi de le comparer dès mon introduction.

Les quatre jeux sont des jeux de cartes coopératifs à information partielle et communication restreinte. Dans The Crew, chacun devra faire en sorte que ce soit les bons partenaires qui emportent certains plis spécifiques (les objectifs illustrés plus haut) sans annoncer quoi que ce soit concernant son jeu, ni exprimer ses intentions. Comme on dit dans les bistrots : « on ne joue pas à la parlante ! »

Pour y parvenir, chaque joueur dispose d’un indice utilisable une seule fois par manche. En substance il s’agit de montrer une des cartes de sa main. Un jeton permet d’indiquer si cette carte est la plus ou la moins élevée dont on dispose dans cette couleur, ou même si c’est la seule. Mais dans la pratique la logique et la méta-déduction seront plus utiles que l’information donnée par le jeton. Le simple fait de montrer une carte – souvent une carte clef d’un des objectifs – et surtout le moment choisi pour révéler la carte sont des informations suffisamment éloquentes. Indices, logique et déduction, voilà pourquoi The Crew me fait penser à Hanabi. En grand fan de ce dernier, je mesure l’ampleur de la comparaison.

Enfin parce que c’est un jeu évolutif. Le livret de règles contient une campagne de 50 missions de difficulté progressive. Ça commence gentiment comme un tutoriel, histoire d’acquérir les premiers mécanismes de jeu, et que chacun prenne ses marques. Puis le nombre d’objectifs à se répartir augmente. Puis entre en jeu une notion d’ordre : il faut maintenant réussir les objectifs dans un ordre défini, donc ne pas remporter certains plis avant certains autres. C’est excellent ! Et ce n’est qu’un aperçu des différentes missions que propose la campagne. Dans The Crew, une mission c’est une manche, avec ses différents objectifs à accomplir. Mission réussie : on passe à la suivante. Sinon on réessaye. Ça se renouvelle constamment et suffisamment pour qu’on ait envie d’enchaîner les missions.

En fait The Crew est un jeu d’exploration.
Je ne parle pas du thème, ça clairement on* s’en fout… Mais la campagne du jeu imposera d’explorer une à une toutes les possibilités des jeux de plis. Dans chacune des quatre couleurs du jeu, neuf cartes sont numérotées de 1 à 9. La valeur 1 étant la plus faible, comment faire si la mission nous demande de remporter un pli avec chaque carte de valeur 1 ? Hé oui ! Comment ? Vous le savez, vous ? Mais bien sûr ce n’était qu’un exemple. Le jeu ne peut pas être tordu à ce point… Si ?
Couper, ne pas couper, donner la main, pisser, se faire une coupe franche, reprendre la main, poser un indice, serrer les fesses, compter les cartes. Il faudra recourir à tout cela pour espérer réussir les missions les plus difficiles et aller au bout du jeu.


Finalement c’est ça la grande force de The Crew : ressaisir le plaisir reposant sur des bases transmises de génération en génération, et en modifier profondément l’expérience et les conventions par le coopératif et des contraintes sans cesse renouvelées.

Du fait de sa parenté avec les jeux de plis traditionnels, The Crew est idéal à 4 joueurs. La boîte l’annonce jouable de 2 à 5 joueurs et de fait toutes les configurations fonctionnent et ont leur intérêt ; mais le jeu à deux est une variante simulant un troisième joueur, à trois joueurs il est recommandé de retirer une couleur pour conserver la tension du jeu à quatre, et la difficulté du jeu à cinq est extrêmement dépendante de la distribution des cartes, des missions et du tirage des objectifs.
Malgré cela, moi j’aime y jouer quel que soit le nombre de joueurs. Et le jeu est tellement addictif que vous vous essayerez forcément à l’une ou l’autre de ces configurations. Enfin pour peu que vous soyez quatre joueurs amateurs de jeux de plis et de logique, prêts à enchaîner les nombreuses parties nécessaires pour mener la campagne à son terme, alors The Crew est parfaitement taillé pour vous.

Voir aussi :

8 commentaires sur “The Crew

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  1. The Crew ce fut une grosse claque familiale et des fous rires incroyables: mon père formaté par 60 ans de Bridge mais surtout d’ascenseur n’arrive pas à intégrer la notion de coopératif et a très souvent des rechutes aggressives en mode « ahaaaaaaa je te le pique hein ! » avant de se rappeler qu’on gagne tous ensemble ou qu’on perds tous ensemble…
    Rien que pour ça, ce jeu est mythique à mes yeux.

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    1. Bonjour M. Lapinte,
      Je suis ravi de lire votre engouement pour cet excellent jeu de cartes, qui mélange effectivement – comme j’ai essayé de l’écrire – les sensations pantoufle du taper de carton à des mécanismes originaux et modernes.
      Votre père semble être quelqu’un d’attachant. Pour les personnes âgées amatrices d’ascenseur, je vous recommande la section musicale de ce site.

      Au plaisir de vous recroiser.
      Et merci pour votre commentaire 🙂

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      1. 🤣🤣, je ne sais pas ce qui m’a le plus fait rire : imaginer M. La Pinte senior torpiller une mission
        ou l’imaginer subir la mélopée d’un saxo… 😬

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    1. Bonjour Maniaque,
      La vue de telles horreurs pouvant heurter la sensibilité de notre public (de bon goût), je dois vous avertir que j’ai fait appel à notre comité de censure. J’espère que vous comprendrez l’emploi de mesures expéditives. Une patrouille circule actuellement sur l’autoroute A4.

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  2. J’ai ce jeu dans ma ludothèque, que j’ai acheté à cause des récompenses, mais je n’arrive pas à accrocher, et pourtant j’aime plutôt le coopératif. est ce que parce que pour moi le thème est important ? est ce que les couleurs me rappellent trop le Uno ? est ce que j’ai une difficulté de dingue à rentrer dans les règles ? Ton article est pourtant plaisant à lire et savamment illustré, mais y’a toujours pas de jus de cerveau qui vient de mon côté. Avec the Mind, j’avais déjà l’impression qu’on en faisait tout un foin pour pas grand chose, avec The Crew c’est multiplié par n. Du coup, c’est bien… quand on aime quoi !

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    1. Je vais pas te forcer à aimer, mais moi je le rapprocherais infiniment plus de Hanabi que de The Mind. Moi qui adore les jeux de plis ET Hanabi (beaucoup moins The Mind), je suis conquis.
      Dans mon article, le truc le plus important si tu dois n’en retenir qu’un, c’est quand je dis que c’est un jeu d’exploration. On y explore – guidé et forcé par les contraintes des missions – les possibilités tactiques des jeux de plis. Non, par exploration je ne parlais pas du thème. Sur ce point je suis d’accord avec toi : le jeu s’en fout.

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