Great Black Music

D’une anthologie du rock chinois à l’autobiographie de Bill Bruford en passant par le cœur de Magma, la vie de Moondog ou le hip hop japonais, la maison d’édition marseillaise « Le mot et le reste » nous offre depuis 1996 une radiographie musicale, de tous genres et toutes époques, extrêmement fouillée et pertinente.

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J’ai choisi, pour faire écho à la BO du p’tit bleu, un parcours (pour sûr exhaustif !) dans un siècle de musique noire américaine, axé sur le livre de Philippe Robert : « Great Black Music » 2008, le mot et le reste. Une playlist vous accompagnera à travers cet article qui se veut un condensé (parfois augmenté !) de son considérable travail de sélection dans l’histoire de la musique noire.

La préface de Florent Mazzoleni parle « d’un chemin sombre et sinueux, de l’embouchure du Mississipi aux grandes villes industrielles des deux côtes ». Je vous invite à vous engager sur cette route éreintante, remplie d’aspérités, où la condition noire a pu, poings levés, délivrer une musique, profonde, constamment entre ombre et lumière.

J’aime cette phrase de Laurent de Wilde qui ne sait jamais si il doit rire ou pleurer à l’écoute de la musique de Monk.

Cette question rhétorique s’exprime merveilleusement dans cette odyssée avec la version de « Summertime » d’Albert Ayler. Saisissant de liberté et d’audace, calé sur une rythmique impassible, le saxophoniste s’approprie cette berçeuse de Gershwin (1935) devenue standard parmi les standards. La version est de 1963, premier disque, il a alors 27 ans, il jouera avec Ornette Coleman aux obsèques de Coltrane en 67 avant de se suicider dans l’Hudson river en 70. Le jazz abonde d’artistes maudits, mais Albert Ayler en est l’exemple à l’état pur, vivant dans le rejet, l’ostracisme et le sarcasme permanent, qu’il ne fit d’ailleurs rien pour abolir.

Ce morceau illustre parfaitement « le regard sur le passé à travers le présent », cette interprétation frondeuse, « sur le fil », qui a définit les choix de sélection de l’auteur pour ces 110 albums.

J’ai pris la liberté de sélectionner certains artistes, de passer outre certains choix et d’en rajouter quand il me paraissait indispensable.

Le parcours s’ouvre avec Billie Holiday et « lady sings the blues » – Verve (1954). Personne ne sait installer une telle intimité, au delà des blessures d’une vie chaotique, elle incarne superbement l’interprétation du blues, « Good morning heartache » est une chanson pour un dernier whisky là où « Smokestack lighting » s’hurle au lever du jour les yeux encore embrumés : « Moanin’ in the moonlight » – Chess (1959) par Howling Wolf sera notre deuxième album.

Nous changeons de décennie, le discours aussi. Epaulé par les paroles militantes d’Oscar Brown junior (dont le « Sin and Soul » de 1960 et son « But I was cool » aurait eu sa place dans ce livre), Max Roach délivre autour d’un poème crié par Abbey Lincoln, un témoignage sans pareil sur la lutte des Noirs pour la reconnaissance des droits civiques. Max Roach – « We Insist ! Freedom Now Suite » Candid (1960). Fascinant !

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Sam Cooke – « Night beat » RCA (1963). Gospel ou rhythm’n’blues, chant d’église ou musique du diable. La foi respire dans ce disque, apaisant et sincère, il sera assassiné pour des raisons controversées l’année suivante.

Albert Ayler « My name is Albert Ayler » Black Lion (1963).

Choisir un disque et à fortiori un morceau de Coltrane relève du défi ! L’auteur propose A love suprème comme aboutissement d’une musique cosmique qui ne serait qu’émotion pure. J’ai choisi « Equinox » (1964) blues mineur par essence ou le discours épuré laisse entrer la paix chez qui veut …

Eric Dolphy « Out to lunch » Blue note (1964). J’adore ce mec ! De ses collaborations avec Charles Mingus, Oliver Nelson (« straight ahead » 1961) ou Booker little (« Far cry » 1961) à son chef d’œuvre chez Blue note, je vous invite à vous confronter à la très brève carrière (mort à 26 ans à Berlin) de ce génie sans limite.

Revenons à une musique plus populaire, The Impressions « People get ready » ABC Paramount (1965). Le morceau « Emotion » illustre l’art de la chanson sentimentale, où la grâce des voix irrésistibles de Curtis Mayfield et ses deux compères, sont sublimées par des arrangements voluptueux et sophistiqués. Un régal.

Wilson Picket « In the midnight hour » Atlantic (1965). On le surnommait « The wicked » c’est à dire le diabolique. Wilson naquit en Alabama et connut la ségrégation, il devint « le son » typique du sud, du rythm’n’blues des studios Stax à Memphis, en opposition à la Motown et sa soul plus populaire sans distinction de public noir et blanc.

Nina Simone « Silk and soul » RCA (1967). Mon album préféré de la diva, hein el Payo ! Pour de plus amples informations je vous invite à lire le très instructif article Nina Simone Four women sur ce site.

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Sam & Dave « Soul Men » Atlantic (1967). Rivalisant avec James Brown au point qu’on les surnommait « Double Dynamite », encore un parfait exemple de la soul sudiste diffusée par le label Stax.

Etta James « Tell Mama » Chess (1968). Quelle voix ! Léonard Chess capte ici la grande prêtresse au sommet de son art.

Pharoah Sanders « Karma » Impulse ! (1969). Compagnon de route des derniers Coltrane, Pharoah célèbre une musique de l’instant, habitée, une danse sur le feu à laquelle succède la sérénité.

Ellaine Brown « Seize the time! » Vault (1969). Le morceau « the meeting » deviendra l’hymne des Black Panthers. Mais ce disque révèle des morceaux piano/voix d’une intensité incroyable où l’auteur crie sa colère et sa révolte.

Thelonious Monk « Underground » Columbia (1968). Une pochette totalement incroyable avec Thelonious en résistant de guerre prêt à faire sauter la baraque, un piano transformé en bar à vin, un SS bâillonné sous l’effigie « Vive la France » et Panonnica, en fond, armée jusqu’au dent. Le dernier disque de ce compositeur inclassable. Un chef d’œuvre !

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Joe Mcphee « Nation time » CJR (1970). Ne plus supporter, prendre le contrôle de sa vie. Trois morceaux d’avant-garde pour l’espoir d’une nation noire unifiée dans la révolte.

Ike & Tina Turner « Workin’ together » Liberty (1970). Quelle efficacité ! Ce tandem ravageur c’est d’abord une chorégraphie imposée à Tina qui n’avait rien de l’office du dimanche, les ikettes en chœur, le rhythm’n’blues de Ike où la pop excelle.

Art Ensemble of Chicago « Les Stances à Sophie » EMI (1970). Ce thème de Yoyo m’a obsédé longtemps, le collectif opère ici avec une telle liberté, dans une interaction incroyable. Sur cette composition soul funk (enregistrée au Studio Pathé Marconi à Boulogne) scandée par l’excellente Fontella Bass, l’AEC explore, décompose, réinvente pour proclamer haut et fort une musique « Ancient to future ».

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James Brown « Sex machine » Polydor (1970). Bizarrement foutu ce disque : un live capté à Augusta, sa ville natale, et des morceaux studio ponctués d’applaudissements rajoutés ! A ne pas manquer « Soul on top » l’année précédente et « The Payback » trois ans plus tard. Le funk au bord de la crise d’épilepsie !

Jimmy Hendrix « Band of gypsys » (1970). Enregistré live au Fillmore East de New York le 31 Décembre 1969, en compagnie de Billy Cox (bass) et Buddy Miles (drums) le guitariste est au sommet de son art, lui à son habitude si bavard, les phrases sont ici tirées à l’essentiel. La captation est sublime, le trio magistral.

Demon Fuzz « Afreaka! » Dawn (1970). Quelle découverte ce combo britannique ! Entre funk, jazz fusion et trips psychédéliques, cet unique opus est à ne pas manquer !

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William S. Fisher « Circles » Embryo (1970). Ce saxophoniste commença avec Ray Charles, Muddy Waters et Dinah Washington ! Il apprend ensuite le violon et la composition pour devenir arrangeur chez Atlantic. Ce seul opus solo avec Ron Carter et Billy Cobham dévoile un jazz rock expérimental surprenant, radical et débordant de trouvailles sonores.

Sly & the family Stone « There’s a riot going on » Epic (1971)

Alice Coltrane « Journey in Satchidananda » Impulse ! (1971)

John lee Hooker & Canned Heat « Hooker’n heat » Liberty (1971). Cette rencontre, résultat d’un heureux hasard dans un aéroport, scelle l’union logique d’un bluesman noir (mon préféré) et d’un groupe devenu culte avec Refried Boogie en l’honneur du fameux boogie chillen du maître. On y retrouve ce son électrique et rugueux, typique de ses enregistrements chez Chess et Canned Heat, intelligemment, soutient discrètement le patron. Quelques jours après la séances, Alan Wilson (guitare, piano, harmonica) meurt en forêt dans un sac de couchage, imbibé de barbituriques ! Sa photo apparait sur la pochette dans le cadre derrière J.L.H !

Hooker' N Heat: Canned Heat & John Lee Hooker: Amazon.fr: Musique

Gil Scott Heron « Pieces of a man » Flying dutchman (1971). The revolution will not be televised ! Tout est dit…

Bill Withers « Just as I am » Sussex Records (1971). Bill Withers est un des rares troubadours de la Great Black Music, un singer-songwriter véritablement singulier, entre soul et folk intimiste. Un régal.

Ohio Players « Pain » Westbound » (1971)

Archie Shepp « Attica Blues » Impulse! (1972)

Miles Davis « On the Corner » Columbia (1972). Sur cet opus de funk acide et abrasif, Miles, depuis peu converti par sa compagne Betty Davis, dévoile ses nouvelles préoccupations; Hendrix, Sly Stone, James Brown ont rebattu les cartes d’une nouvelle ère électrique à laquelle Miles va s’adonner avec brio et succès. De ce magma où harmonie et mélodie sont reléguées au deuxième plan, la trompette Wah-wah émerge comme une guitare en roue libre.

Labi Siffre « The singer and the song » EMI (1972). Une voix androgyne au service d’une joie de vivre pour un idéal de bien collectif ; une musique joyeuse, humaniste, injustement méconnue (ses arrangements n’ont rien à envier à McCartney) à prescrire à ses amis sans modération.

Donny Hataway « Extensions of a man » Atlantic (1973). Son oeuvre révèle la dualité d’une enfance dans le ghetto et une formation classique dans les meilleures universités. Son chant fait immédiatement penser à Stevie Wonder et ce quatrième et dernier opus, le plus abouti, se présente comme un long poème, pacifique, orchestré et arrangé pour 45 musiciens par Donny lui-même, quelques années avant de se défenestrer à 34 ans.

Betty Davis « Betty Davis » MPC (1973)

Herbie Hancock « Sextant » Warner (1973). Peu de musiciens ont su traverser les époques d’une façon aussi pertinente et inspirée. Après ses chefs d’oeuvre chez Blue note et ceux avec le quintet de Miles comme dans sa conversion à l’électricité, H.H entre dans l’écurie Warner pour nous proposer après l’excellent opus funk Fat Albert rotunda un tryptique aussi protéiforme que dense et révolutionnaire. Mwandishi (nom bouddhiste du pianiste) lunaire et obsédant, Crossing et Sextant, radical et instinctif. Futuriste et en même temps tribal, à l’image de sa superbe pochette, ce disque se mérite par son intensité. Passé inaperçu à sa sortie, H.H signera son plus gros succès la même année avec Headhunters.

Sextant - Herbie Hancock - SensCritique

Terry Callier « What color is love » Cadet (1973). Courrez écouter ce monument de folk noir mélancolique si ce n’est pas encore fait. Il m’a fallu des mois pour me sortir de la tête la ligne de basse de You goin’ miss your candyman et il me faudra une vie pour oublier Dancing girl

Cymande « Cymande » Janus (1973)

The Meters « Rejuvenation » Warner (1974). D’abord formation studio du producteur Allen Toussaint, leur funk moite et chaloupée comme un gumbo épicé dépassa rapidement ce statut par son groove diabolique ! Leur science du silence et du break s’avère incomparable, d’ailleurs les Rolling stones, Dr John, McCartney et autres « blanc-becs » ne manqueront pas de les appeler sur scène ou en studio ! Incontournable !

Shuggie Otis « Inspiration Information » Columbia (1974). Ce musicien multi-instrumentiste doué (bassiste sur Hot Rats de Frank Zappa) a mis trois ans pour enregistrer toutes les parties de cet album mélancolique, avant gardiste, surprenant de créativité. L’homme solitaire, qui ne connu jamais le succès (jusqu’au sample de Outkast !) refusa même de remplacer Mick Taylor au sein des Rolling Stones !

Fela Kuti « Expensive shit » Wrasse records (1975). « La musique est l’arme du futur », disait Fela, le Nigérian, porte-parole de l’Afrique bafouée. Il cultive ici l’art de la transe pour inventer une musique africaine moderne, l’afro-beat, digne d’un délire de Sun Ra avec les Funkadelic ! Expensive Shit raconte la dissidence de cet homme qui lors d’une perquisition avala le sachet d’herbe trouvé chez lui et où, emprisonné, les autorités guettèrent, chaque matin, quand le prévenu allait aux toilettes de retrouver l’objet du délit !

Parliament « Mothership Connection » Casablanca (1975). Georges Clinton, alias Dr Funkenstein, recrute ici le bassiste Bootsy Collins, l’alto Maceo Parker et le tromboniste Fred Wesley, tous trois échappés de chez J. Brown, pour nous enmener en soucoupe spatiale voyager entre folie et innovation. Son excentricité nous fait constamment évoluer, comme dans l’Arkestra de Sun Ra, dans un domaine où la réalité et la fantaisie se confondent comme une connexion entre le ghetto, la jungle et l’espace pour se dégager des servitudes et de l’aliénation mentale.

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Allen Toussaint « Southern Lights » Warner (1975). Avec la section rythmique des Meters, cet opus solo, pétri par la nostalgie d’un sud raffiné, nous ouvre les portes du studio « Gentilly » où ce génial producteur-arrangeur enregistrera et façonnera le son de la Nouvelle-Orléans.

Various Artists « Wildflowers : loft jazz New York » Douglas (1976). Alan Douglas, à qui on doit notamment la rencontre Ellington-Mingus-Roach, aura l’idée de capter live, dans son loft d’East Village, le saxophoniste Sam Rivers et toute une nouvelle génération de musicien New-Yorkais dit « free ». Loin des clubs et des salles, ces lieux auto-gérés incarneront l’espace d’un temps une oasis de créativité et ces enregistrements témoignent incroyablement de cette expression bouillonnante.

Johnny Guitar Watson « A real mother for Ya » DJM (1977). On entend dès les premières notes Hendrix et Zappa qui ne cacheront d’ailleurs pas leur admiration. C’est dans ce disque époque blues-funk-disco qu’on ressent le mieux ce chant nonchalant, truffé de dérisions et ce jeu de guitare si reconnaissable. Quelle classe ! L’homme mourra sur scène, en 1996, au Japon, guitare à la main !

Ornette Coleman « Body Meta » Artists House (1978). L’immense Ornette propose ici l’aboutissement de ses principes harmolodiques : l’absence de grille tonale ou modale, l’égalité entre les musiciens. Une vraie expérience !

Sun Ra « Lanquidity » Evidence (1978). La discographie pléthorique de ce compositeur saturnien mérite attention et patience. Comme dans un film de science-fiction, l’Afrique serait alors plongée dans un espace lointain d’où pourrait naitre la musique la plus improbable… Ce disque nous emmène comme en apesanteur par ses rythmes lourds et immuables, ses mélodies comme évidentes… Un voyage comme nouvelle porte d’entrée dans l’univers du compositeur.

Ainsi se termine à l’aube des années 80 une première partie à cette odyssée.

Pour vos oreilles, vous trouverez ci-dessous une sélection de morceaux si vous êtes curieux de quelques références inconnues.

Voir aussi :



4 commentaires sur “Great Black Music

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  1. Passé une fois toute la playlist sur l’ampli. Il y a du perché et du déstructuré comme tu l’aimes, je te reconnais bien là 🙂
    Je la réécouterai. Je me suis promis de revenir sur quelques pistes.

    Mais pour commencer :
    Le Archie Shepp est extra.
    Labi Siffre et Elaine Brown m’ont donné envie d’aller écouter leur album en entier.
    Et je ne connaissais pas ce morceau de Donny Hathaway, on dirait du Ennio Morricone par moments. Etonnant !

    Merci encore !

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  2. Merci pour cette compil écoutée et adoptée : des choses connues Nina Simone, Fela Kuti
    et des belles découvertes : Lady D and John Coltrane, Pain, Hidden shadows,
    je dois quand même avouer avoir lâchement utilisé le bouton suivant sur quelques titres pour lesquels mes oreilles pourtant ouvertes n’ont pas réussi à accrocher …
    quoiqu’il en soit, je vais avoir encore de belles heures de footing rythmées avant de me lasser !

    Aimé par 1 personne

  3. Ravi que ce travail chatouille certaines oreilles curieuses qui iront découvrir les disques correspondants, c’était tout le but ; il est d’ailleurs de bon goût de ne pas tout aimer car la palette est large et se doit de détonner. Labi Siffre et Elaine Brown ont été d’étonnantes découvertes dans mes recherches et leurs couleurs si particulières montrent à quel point la black music ne se limite pas au funk ou au jazz …
    Au plaisir.

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