Les 7 morts d’Evelyn Hardcastle (ou comment flirter avec le spoil)

Dès le titre, déjà deux anglicismes.
Mais soyez tranquilles : c’est maîtrisé.
Savez-vous ce qui nous vient également d’Angleterre ?
Stuart Turton. Agatha Christie.
Et ce qui va nous intéresser maintenant, le temps de ces quelques premiers paragraphes.

Le whodunit

Contraction de l’anglais « Who has done it ? », le whodunit est le nom jargonneux donné à ce genre spécifique de roman policier qui se concentre sur cette question : « Qui a fait le coup ? »
Vous savez, c’est le bon vieux roman à énigme anglais à la Agatha Christie dont Jean-Patrick Manchette disait qu’il était bourgeois et conservateur (lire ici un extrait de mon article sur le sujet).

C’est bien là la matière et l’influence fondamentale du premier roman de Stuart Turton.
Un grand manoir, une famille d’aristocrates anglais, une palanquée de notables invités à venir des quatre coins du pays, une partie de chasse, une livrée de domestiques, tous se détestent, se croisent, s’évitent, et convergent jusqu’à la grande réception finale. Secrets, mensonges, chantage. Et à la fin de la soirée : un drame. Le meurtre de Evelyn Hardcastle.

« 2ème de couv » de l’édition originale (photo twitter @stu_turton, floutée par mes soins)

Tous les codes spécifiques du genre sont respectés. Tout le monde est suspect, les pistes s’enchaînent et se brouillent, le héros est bien malin mais donne l’impression d’y voir de moins en moins clair ; quant au lecteur, il ne s’en sort guère mieux. C’est propre au roman à énigme et c’est ce qui en rend la lecture si ludique.
On est bien dans une partie géante de Cluedo, avec un bon docteur Olive et un Colonel Moutarde acariâtre. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur un plan de la bâtisse avec l’emplacement des chambres de chacun des protagonistes.
Et à la fin, l’habituelle mais néanmoins surprenante scène de révélation qui dissipe tout le mystère accumulé.

Un classique roman à énigme, quoi.
Mais celui-ci est en même temps diablement original. Et c’est là que mon numéro d’équilibriste commence.

Un scrupule un peu vain

Si je parviens à vous convaincre de vous procurer Les sept morts d’Evelyn Hardcastle, ou même à faire naître en vous suffisamment de curiosité pour que vous poussiez ailleurs la recherche d’informations sur le roman, il y a extrêmement peu de chances que vous échappiez à la divulgation de ce qui en fait l’intérêt principal. Même le titre nous spolie un peu !
Pas la moindre critique, pas le moindre avis sur internet ou dans la presse qui ne révèle d’emblée, à l’occasion d’un pitch vendeur, ce qui constitue le tour de force du roman.
Et bien entendu il ne faudra pas lire le résumé au dos de l’ouvrage. Sur ce point je suis confiant : je sais qu’il existe de plus en plus de lecteurs avertis qui s’épargnent le désagrément systématique des quatrièmes de couverture.


Tout ce que je m’apprête à raconter est assuré de ne rien gâcher de la perplexité promise au lecteur qui s’aventurerait naïf dans les premiers chapitres du roman. C’est un peu ridicule, puisque tout le monde semble s’accorder qu’ici spolier ne dévalue rien. Mais ça me plaît de faire comme ça.

Mieux : ça m’amuse.
Ça m’amuse d’imaginer un lecteur qui connaîtrait le roman et, lisant mes lignes, admettrait que ç’aurait quand même été plus simple de lâcher le morceau. Plus efficace aussi.
Peut-être que ce lecteur s’amusera lui aussi tout à l’heure quand il lira le verbe incarner.
À lui, mais aussi à tous ceux qui n’ont pas froid aux yeux ou bien qui savent déjà que la curiosité les perdra, je donne rendez-vous en page 2 de cet article. Là je ne me retiendrai plus. Là je pourrai à mon tour me livrer au petit jeu des références télé et cinéma.

La superbe édition de poche sortie cet été (juin 2020)

Narration et Science-Fiction

Au tout début du premier chapitre le héros reprend connaissance, tiré de sa torpeur au beau milieu d’une scène d’action. Il est comme déboussolé. (Rires)
(Ah non c’est vrai, vous n’avez pas encore lu le livre…)
Amnésique, il aura autant de mal que le lecteur à saisir ce qui se passe, qui il est et où il se trouve. Le décor et le contexte de l’intrigue se dévoilent petit à petit. Tout commence donc de façon bien brumeuse, et à la fin de la soirée, quand survient la mort d’Evelyn Hardcastle, beaucoup de choses nous ont échappé.

Une des vraies réussites de ce roman réside dans l’agencement de sa narration. Ça je suis sûr de pouvoir le révéler sans nullement atteindre au plaisir de la lecture : cette terrible journée sera racontée successivement sous les différents points de vue de plusieurs invités. À mon goût c’est là que Stuart Turton s’en sort particulièrement bien.

Tous les narrateurs sont incarnés avec une personnalité et une consistance physique qui influenceront le ton, l’affabilité des dialogues, l’ambiance et jusqu’au rythme de l’action.
Chacune de ces journées éclairera l’enquête avec une intelligence et une compréhension différentes, selon les dispositions du narrateur et ses interactions avec les invités ou les employés de maison.
Et, toujours, la soirée s’achèvera par la mort d’Evelyn Hardcastle.
D’où l’étrange titre du roman.

Le découpage astucieux imaginé par l’auteur accumule progressivement les couches de compréhension utiles à démêler l’intrigue, jusqu’à la révélation finale.

Stuart Turton très fier de son roman, avec sans doute un thé.

Cet enchevêtrement est articulé autour d’un élément surnaturel ; celui-là même que je m’efforce de ne pas révéler. C’est ce dispositif qui fait l’originalité du roman et le rend si amusant à lire, mais il n’est pas sans ajouter une nouvelle dose de complexité à toute cette histoire.
Alors que le récit semble avoir atteint le seuil de perplexité acceptable pour le lecteur, l’auteur cède à la facilité du personnage témoin extérieur omniscient. Ce recours à une sorte de deus ex machina pour livrer les clefs de l’étrangeté et justifier par la science-fiction ce qui à mon goût aurait dû rester inexpliqué, gâche un peu la nature fantastique et mystérieuse de ce personnage qui, par ailleurs, est esthétiquement très réussi.

Fort heureusement cette facilité n’intervient en rien dans le dénouement de l’énigme policière ; rien n’altère la formule classique du roman à la Agatha Christie, ni ses codes, ni sa résolution finale.
L’hommage est réussi.

It’s really hard to write an Agatha Christie book, as I discovered trying to do it. I tried to write in her style and it didn’t work. Which is why I ended up putting this sci-fi, fantasy stuff in it, to make it my own.

Stuart Turton, entretien avec Gurnek Johal pour MancUnion

En mélangeant la haute société anglaise, corsetée, hypocrite et pourrie du vieux roman à énigme, et l’ambiance mystérieuse, sombre et violente du roman fantastique, Stuart Turton réussit à rendre chacun des deux genres encore plus divertissant.
Le découpage astucieux et la multiplication des narrateurs est peut-être la principale réussite du roman. Mais Les sept morts d’Evelyn Hardcastle ne serait pas si captivant sans la singularité que je vous laisse découvrir en vous procurant le livre.


Si toutefois vous vous sentez incapable de ne pas aller lire de résumé ailleurs, y compris au dos de la couverture du bouquin, autant rester encore un peu ici et vous rendre à la page suivante.

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3 commentaires sur “Les 7 morts d’Evelyn Hardcastle (ou comment flirter avec le spoil)

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  1. Je vous suis et j’ai commencé à lire .Ça semble effectivement captivant et la construction est étonnante aussi.
    Malheureusement, après quelques lignes je me suis dit, qu’étant donné la pile de livres qui montait inexorablement sur le marbre (du sarrancolin !) de ma table de chevet , dans ma caverne à coucher, tel un stalacmite qui ne rencontrerait jamais son stalactitres, qu’il était préférable de remettre à plus tard la lecture de ces nombreuses pages.

    Je parle de votre article,entendons-nous bien…

    J’aime

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