Nina Simone, four women

En 1966 Nina Simone écrit une chanson politique dénonçant l’oppression et la souffrance des femmes noires dans l’histoire de l’Amérique. « Four Women » dépeint quatre femmes incarnant chacune un archétype d’africanité, un fragment de cette histoire douloureuse. Il a toujours été admis que Nina Simone s’identifiait au quatrième portrait de la chanson, cette « Peaches » colérique et amère, aux manières dures, et à la voix âpre.

Mais l’interprétation de Samuel Waymon, son petit frère, va plus loin. Il prétend que Nina est chacune de ces femmes. Chacune en même temps. Dans « Nina Simone, Love me or leave me » biographie et enquête de Mathilde Hirsch et Florence Noiville, on peut lire que selon lui il y a toujours eu plusieurs personnalités cohabitant en Nina Simone.

« L’une d’entre elles était obsédée par les hommes et le sexe. Une autre était attirée uniquement par les femmes et détestait les hommes; une autre encore était extrêmement agressive et pouvait vous lancer des insultes violentes. Et puis, enfin, il y avait Eunice, la plus douce et la plus gentille de ses personnalités. »

Pour cet article, en forme de biographie musicale courte et partiale, je me suis prêté à un petit exercice : j’ai essayé de distinguer quatre personnalités, quatre femmes mais pas celles de la chanson. Quatre personnalités qui racontent toutes Nina Simone. Chacune donnant un tempérament différent à sa musique, perceptible même jusque dans les modifications de sa voix.

La délicate Eunice

Fille d’un ancien joueur de blues et d’une révérende mère méthodiste, Eunice Waymond a une enfance de jeune prodige. Tous les dimanches sa mère lui fait jouer de l’orgue à l’église jusqu’au jour où, à l’âge de 6 ans, elle est repérée par une professeure de piano qui lui apprendra le solfège et l’amour de Jean-Sébastien Bach.
Nina Simone raconte que Bach lui a donné envie de consacrer sa vie à la musique. Que dès lors elle n’a plus jamais voulu devenir autre chose qu’une concertiste classique.

Hélas elle finit par être recalée à l’audition du Curtis Institute, la plus prestigieuse école de musique classique de New-York, après avoir brillamment gravi les échelons jusque-là. Elle est persuadée que l’admission lui a été refusée à cause de la couleur de sa peau.
Elle ne renonce pas, mais pour se payer les cours particuliers d’un professeur d’exception, elle commence à jouer le soir dans un piano-bar. De la musique profane que sa mère aurait désapprouvée.
La seule musique qu’elle sait jouer : un mélange de blues, de musique classique, et de cantiques d’église.

« Juste un truc, baby, pourquoi t’as pas chanté ?
– Je suis juste une pianiste. Je ne chante pas.
– Hé bien demain soir soit tu chantes, soit t’es virée !
– D’accord, je chanterai. »

Elle fera sensation. C’est la musique de ces concerts qu’on lui demandera de jouer pour son premier enregistrement en 1957 et qu’on retrouve sur le disque « Jazz as played in an exclusive Side Street club » (ou « Little girl blue » ou encore « My baby just cares for me », selon les éditions).

Son interprétation de « I loves you Porgy », tiré de l’opéra de Gershwin, est un grand succès. Elle est invitée à le jouer à la télévision sur le plateau de l’émission Playboy.
Cette prestation finira de lancer complètement sa carrière.

Mais à cette époque elle rêve encore de devenir concertiste classique. Et plus précisément la première concertiste classique noire à monter sur la scène du Carnegie Hall.
Chaque fois qu’elle le peut elle joue à la manière classique, comme par exemple pour « You’ll never walk alone » morceau instrumental sur le même disque.
Ou bien ses interprétations de « Mood indigo » et « Love me or leave me », deux standards de jazz au sein desquels elle intègre des improvisations en contrepoint comme dans les fugues de Bach.

Des années plus tard, elle a renoncé à son rêve. Mais en 1963 elle obtient un concert au Carnegie Hall. Au milieu du programme, elle interprète une version instrumentale de « Mon coeur s’ouvre à ta voix » tiré de l’opéra Sansom et Dalila de Camille Saint-Saëns.
On imagine la force de ce moment.

Nina et Miss Simone

Nina Simone est un pseudonyme qu’elle s’est sentie obligée de prendre à l’époque où elle a commencé à se produire dans les premiers piano-bars. Avant son premier enregistrement.
Elle ne voulait pas que sa mère apprenne que pour gagner sa vie elle jouait la « musique du diable ».

Nina, ou plutôt Niña (la jeune fille), était le nom affectueux que lui avait donné un petit ami d’origine hispanique. C’est ce petit nom, né de l’amour, que j’ai choisi pour incarner la deuxième de ses quatre personnalités. Nina, passionnée et incandescente.

1959 et début des années 60, Greenwich Village bouillonne et bourdonne, c’est le quartier des poètes, des musiciens, de la révolution sexuelle et politique. Nina s’y émancipe en tant que femme, elle vibre à cent à l’heure et partage le quotidien de figures majeures du monde artistique et intellectuel afro-américain.
Le poète Langston Hugues, la dramaturge et militante Lorraine Hansberry, et l’écrivain James Baldwin sont des amis proches. Auprès d’eux Nina affirme son héritage africain et ses idéaux progressistes. Mais on y reviendra plus tard.

C’est d’abord l’époque où elle accepte d’embrasser complètement sa carrière de musicienne. De musicienne mais aussi, enfin, de chanteuse.

« Saviez-vous que la voix humaine est le seul instrument pur ? Qu’elle a des notes qu’aucun autre instrument n’a ? C’est comme se trouver entre les touches d’un piano. Les notes sont là, vous pouvez les chanter, mais on ne peut les trouver sur aucun autre instrument. »

En même temps que la femme, sa voix aussi s’émancipe. Nina Simone sort de son écrin.
En 1959 elle donne son premier grand concert au Town Hall, à New-York. De grands musiciens classiques se sont produits sur cette scène, mais aussi la célèbre Marian Anderson première cantatrice afro-américaine.
Le concert s’ouvre sur quelques mesures de piano d’intensité crescendo, puis le premier mot comme une caresse : black. « Black is the color of my true love’s hair » est une complainte romantique et passionnée. Nina Simone révèle une chanteuse épanouie : un chant profond, vibrant et pur. Avec un accompagnement minimal, uniquement quelques accords de piano.
Un « Black swan » entêtant ouvrira quatre ans plus tard le premier concert de Nina Simone au Carnegie Hall. Un chant envoutant et incantatoire.
« Wild is the Wind » et « Just say I love him » illustrent bien cette Nina passionnée et romantique. La Nina Simone des chansons d’amours enflammées.
Mélancolique, oui comme toujours. Mais de mon point de vue c’est la Nina qui va bien.
La Nina « Feeling good« .

Celle des blues, de la solitude et des affres du show business (« Nobody knows you when you’re down and out ») mais aussi des tumultes sentimentaux auto-destructeurs n’est pas loin. Elle cohabite.
« The other woman » chanson triste qu’elle a interprété souvent, comme se l’étant appropriée, à Town Hall en 1959 elle la chantait avec cette détresse dans la voix. Où sinon serait-elle allée chercher cette émotion ?

J’ai nommée Miss Simone cette personnalité-là, pour évoquer son côté diva lunatique. Mais j’aurais pu la nommer Madame Andrew Stroud, tant son union avec cette brute a été source de souffrance et de tristesse. Mais Nina l’aimait passionnément.
Combien de chansons d’amours a-t-elle écrite pour lui ?

« Parfois, ma voix sonne comme du gravier,
d’autres fois comme un café crème. »

Nina Simone devient amère et dépressive.
« Don’t explain » magnifique chanson d’amour de Billie Holiday. L’interprétation de Nina Simone n’est pas moins poignante, mais quel cafard !
« Don’t let me be misunderstood » est une supplique, un appel au secours.
C’est la période des grandes chansons désespérées.
Et les premiers accès de rage.
Quand elle interprète « I put a spell on you », chanson inquiétante et possédée de Screamin’ Jay Hawkins, elle a une voix rugueuse et vibrante, au pouvoir mystique.

Comme si chaque personnalité de Nina Simone avait son timbre de voix.

Peaches, la révoltée

Le quatrième portrait que j’aimerais faire de Nina Simone est celui de l’artiste engagée pour la liberté du peuple noir. Celle qui enjoint la jeunesse afro-américaine à être fière, à se trouver belle. En un mot, à affirmer leur africanité. Comme dans la chanson « To be Young, gifted and black », écrite par son amie militante Lorraine Hansberry.

Mais pas cette chanson. Pas ce tempérament-là. Je veux plutôt mettre l’accent sur celle qui fréquente les Black Panthers ou des activistes comme Malcolm X et Angela Davis, celle qui dira un jour à Martin Luther King « je ne suis pas non violente » et qui l’entendra lui répondre « Ne t’inquiète pas ma soeur, tu n’es pas obligée de l’être ».

Celle qui chante à la fin de « Four Women », et dit s’appeller Peaches. Qui clame sa rage, sa souffrance et son amertume avec la voix chargée de colère. Une voix aux inflexions rauques, sans aucune douceur dans le timbre.

« sa voix s’était cassée […]
si vous écoutez ses chansons pre getting mad et celles post getting mad – en l’occurrence, mad ici veut dire « en colère » – vous pouvez clairement entendre la différence. »

La première manifestation de cette personnalité remonte à l’époque où Nina Simone s’appelait encore Eunice Waymond. Avant même qu’elle se persuade d’avoir été recalée à l’admission du Curtis Institute à cause de la couleur de sa peau.
Elle n’a que dix ans et s’apprête à donner en public un de ses premiers récitals de musique classique. Elle met de l’ordre dans ses partitions de Bach quand ses parents se font déloger du premier rang par un couple de blancs qui ne trouvent plus de place ailleurs qu’au fond de la salle. La douce Eunice se lève d’un bond et proteste avec un courage étonnant pour une gamine de dix ans : « Si vous voulez que je joue, vous feriez mieux de vous assurer que mes parents sont assis au premier rang, là où je peux les voir ! »

Mais c’est réellement à partir 1963 qu’elle se jette à corps perdu dans la lutte pour l’émancipation des noirs américains. A quelques semaines d’intervalles, un militant pour la défense des droits civiques afro-américains est tué devant chez lui quelque part dans le Mississippi, et en Alabama un attentat à la bombe dans une église tue quatre gamines noires. Le Ku Klux Klan sévit en toute impunité. Nina Simone voit rouge, elle devient littéralement furieuse, violente. Quelque chose se rompt, c’est le moment « getting mad » évoqué plus haut.
De toute cette colère jaillira la chanson « Mississippi Goddam » enragée et mordante. Cette chanson au titre blasphématoire que plusieurs radios refuseront de diffuser, allant même jusqu’à renvoyer des cartons entiers de 45 tours brisés en deux, dénonce la lenteur et la mauvaise volonté avec laquelle les états ségrégationnistes comme l’Alabama, le Tennessee et Mississippi prétendent essayer de changer les choses ; et leur laxisme face aux meurtres racistes.

Depuis lors Nina Simone comprend que sa manière à elle de se battre pour son peuple est de se produire sur scène. Ses concerts se transforment en discours politiques, en appels à la révolte. Sa colère ne cessera de s’amplifier et atteindra son paroxysme en 1968 quand Martin Luther King sera assassiné. Ils ont tué le plus pacifiste d’entre eux. « Nous ne pourrons pas supporter une perte de plus. Oh non. Oh mon Dieu. Ils nous tuent un par un. Ne l’oubliez pas. C’est bel et bien ce qu’ils sont en train de faire. Nous tuer un par un. »

Hormis « Mississippi Goddam » et plus tard « Four Women » dont j’ai déjà parlé, plusieurs titres puissants seront emblématiques de cet engagement dans ses concerts.
« Sinnerman » est un négro spiritual qu’elle porte musicalement jusqu’à la transe, un appel à la force divine, à la sanction du pêcheur. Dans ses concerts elle crie « Power ! » en communion avec le public.
Il sera gravé dans une longue version de dix minutes sur le même album (« Pastel Blues ») qu’une interprétation de « Strange Fruit », le standard de Billie Holiday tiré du poème d’Abel Meeropol dont les paroles glaçantes décrivent « les fruits étranges qui pendent aux arbres des Etats du sud », « le sang sur les feuilles », « les corps noirs qui balancent au vent ».
A partir de 1967 elle s’appropriera « I Wish I knew how it would feel to be free », hymne plein d’espoir du musicien Billy Taylor, qui deviendra un hymne de la cause des droits civiques afro-américains.

Comparez la Nina Simone des images d’archives à la fin de cette dernière playlist et celle des vidéos de la première playlist. Et voyez son émancipation.


Nina Simone avait encore d’autres personnalités, notamment à la fin de sa vie, acariâtre, dure, souffrant de désordres psychiatriques. Je n’ai pas eu envie de parler de ces personnalités-là. D’ailleurs ces facettes ne peuvent pas être illustrées en musique.
L’angle que j’ai cherché à adopter pour la composition de cet article m’a contraint à faire des impasses et quelques raccourcis. Je recommande très fortement, à ceux qui ont envie d’avoir une connaissance moins biaisée de la vie de Nina Simone, la lecture du bouquin évoqué en introduction : « Nina Simone, Love me or leave me » par Mathilde Hirsch et Florence Noiville. C’est passionnant, plein d’anecdotes et superbement écrit.

Mes citations écrites en violet sont tirées de ce livre.

Voir aussi :

4 commentaires sur “Nina Simone, four women

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  1. Une cinquième Nina Simone que j’aime beaucoup est l’écolière qui chante en tirant nerveusement sur les plis de sa jolie robe rose la chanson intitulée « beautiful land»

    Curieusement dans la version YouTube on entend pas toutes les paroles,c’est dommage d’autant qu’elles contiennent un magnifique jeu de mot comme vous les aimez ici…

    Si vous pouviez me trouver la version complète je serais enchantée et vraiment reconnaissante car c’est une de mes chansons préférées !

    Voici les paroles :
    Red is the color of a lot of lollipops,
    Orange is any orange on a tree.
    Yellow’s the color of a bag of lemon drops,
    Green is a piece of seaweed in the sea.
    Blue is the color of the sky in summertime
    Indigo is a Siamese cat’s eyes.
    Violet’s the color of a flow’r in wintertime.
    These are the colors of the rainbow skies.

    There is a beautiful land
    Where all your dreams come true;
    It’s all tied up in a rainbow,
    All shiny and new;
    But it’s not easy to find
    No matter what you do.
    It’s not on top of a mountain
    Or beneath the deep blue sea
    Or in London zoo or in Timbuktoo,
    Or in Timbuckthree.
    And if you travelled the world
    From China to Peru,
    There’s no beautiful land on the chart.
    An explorer could not begin
    To discover its origin
    For the beautiful land is in your heart.

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour chère Anne de Nîmes,
      Vous m’en apprenez une bonne !
      Je connaissais bien entendu la Nina Simone des chansons nulles, et j’avais choisi à dessein de ne pas l’évoquer, mais je n’avais jamais fait connaissance avec celle des calembours foireux et autres jeux de mots pauvres de l’esprit.

      Merci infiniment pour cet éclairage puissant.

      J’aime

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