En philosophie, le pragmatisme est la doctrine selon laquelle une idée n’est vérité que si elle trouve une application concrète dans le réel. Proche du réalisme, de l’empirisme et de toutes ces formes anglo-saxonnes qui valorisent l’action plutôt que la pensée, il s’incarne de nos jours chez les politiciens-managers qui nous gouvernent dans une dialectique de l’efficacité.
Même si je crois avoir vaguement saisi, par débuts d’analogies, ce que peut être le pragmatisme en philosophie, je sais que je n’ai pas le bagage nécessaire pour en discuter.
En politique non plus d’ailleurs. Mais j’y ai quand même un peu réfléchi ce matin sous la douche. Alors voyons.
Ce n’est certainement pas son héritage philosophique qui a valu au pragmatisme de figurer copieusement, de nos jours, dans le discours de nos politiciens. Moi-même avant de prêter l’oreille à ces gens-là je n’entendais le mot pragmatisme que dans le champ lexical de la gestion des ressources humaines. Ça n’a rien d’étonnant qu’il soit passé de ce registre à celui de la politique : d’autres avant lui ont emprunté le même chemin et bien d’autres suivront sans aucun doute.
Depuis l’avénement du néolibéralisme c’est comme si nos gouvernants étaient des managers et l’Etat une entreprise du CAC40. Des lobbyistes en communication ont fondé des groupes d’influence – des Think-tanks – qui murmurent leurs éléments de langage à l’oreille de nos Présidents de la Répu Directeurs Généraux.
Comme pour tout un tas de ces mots-concepts plus ou moins creux, chers à nos dirigeants, l’important ce n’est pas que le sens soit compris ni même respecté, mais que soit perçu le préjugé affectif positif dont il est chargé. Préjugé positif qui est la raison précise pour laquelle le mot a été choisi plutôt qu’un autre, adopté comme élément de communication, et enfin matraqué à tour de bras tel une arme de propagande.
Pour le pragmatisme les deux valeurs positives véhiculées implicitement sont bon sens et efficacité.
C’est mieux de dire « pour affronter cette crise, il va falloir être pragmatique » que « pour affronter l’énorme accumulation de faits problématiques qui nous dépassent, nous allons être contraints de les traiter l’un après l’autre en appliquant une conduite rapide, déterminée et implacable ». Les valeurs perçues sont bien plus négatives dans la deuxième formulation : précipitation, rigidité, inconséquence… manque de recul et de réflexion.
Pourtant, toute mauvaise foi et interprétations mises à part, il y a bien un peu de ça.
Deux notions inhérentes au pragmatisme politique :
– l’idée de mettre en pratique ce qui donne des résultats immédiats et concrets, selon une connaissance empirique et surtout pas théorique. Pour le dire autrement : faire ce qu’on a toujours fait par le passé dans des cas similaires parce que c’est toujours comme ça que ça a fonctionné,
– l’idée d’agir en prenant les problèmes un par un. C’est à dire en observant les faits individuellement et sans vision d’ensemble.
Les pragmatiques politiques eux-mêmes s’empressent d’ailleurs de le préciser systématiquement : avec pragmatisme mais sans idéologie.
Faites un essai : associez dans un moteur de recherche le mot « pragmatisme » et le nom de chacun de nos derniers présidents depuis Valéry Giscard d’Estaing. Tous se voient qualifiés de pragmatisme. Et tous sans idéologies, ou bien faisant fi de leurs convictions.
Evidemment ce qui cherche à être évacué en même temps que le mot « idéologie » c’est la pensée dogmatique, toujours celle de l’opposition bien entendu. Comme si, au passage, l’actuel libéralisme de marché n’était pas dogmatique.
Et puis aujourd’hui on ne dit plus opposition mais séparatisme. Enfin ça c’est une autre histoire ; il faudra que j’y revienne mais pour ça j’ai besoin d’une autre douche.
Pragmatique, c’est un mot que je commence à avoir sérieusement dans le pif.
Il faut se méfier de tous les mots-clés surlignés au stabylo dans les discours préparatoires, et dans les directives des conseils de ministres.
Chaque fois que j’entends un dirigeant encourager le pragmatisme, j’entends qu’il va falloir agir vite, pas le temps de réfléchir ; j’entends que ce n’est pas l’heure d’avoir des idées neuves ni d’étudier les alternatives possibles, toujours appliquer les mêmes recettes et surtout résister aux sirènes idéalistes ; j’entends que les problèmes doivent être traités un par un avec des rustines et des patchs, sans vision d’ensemble, sans plan, comme si aucuns n’étaient liés comme autant de symptômes du même mal.
Le pompon c’est de nous faire passer ça pour du bon sens commun.
Faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves.
Albert Camus (L’homme révolté, 1951)
Vingt dieux ! Jamais je n’aurais pu imaginer penser à autant de choses sous une douche, même sous plusieurs douches d’ailleurs.
Merci pour l’éclairage sur l’utilisation du pragmatisme et pour la citation d’A. Camus qui résume à elle seule tout ce que nous devons vivre actuellement à travers ce qu’ils ont appelé : « crise sanitaire ».
J’aimeJ’aime
Vingt dieux ! Jamais je n’aurais pu imaginer penser à autant de choses sous une douche, même sous plusieurs douches d’ailleurs.
Merci pour l’éclairage sur l’utilisation du pragmatisme et pour la citation d’A. Camus qui résume à elle seule tout ce que nous devons vivre actuellement à travers ce qu’ils ont appelé : « crise sanitaire ».
J’aimeJ’aime
Rassure-toi je ne laisse pas trop couler l’eau. Je réfléchis quand je me savonne.
J’aimeJ’aime
T’es qui toi pour te foute de la gueule des pragmatiques ???
A.C (trésorier de l’association des pragmatiques de France)
J’aimeJ’aime
Bonjour Monsieur Chose,
Moi je suis juste un gars. Un gars qui réfléchit parfois. Souvent c’est sous la douche. Souvent c’est sûrement un peu de travers.
A moins que vous ne parliez d’Albert Camus ?
J’aimeJ’aime
Je ne sais pas si François Begaudeau est un pragmatique, mais il associe la pensée concrète aux idées de gauche, et la collection des étiquettes et des valeurs idéalisées aux idées de droite. Un discours n’est jamais sans idéologie, et la novlangue sait si bien déformer les mots. Il ne faut à mon avis pas tant se fixer sur le mot, que sur les idées qu’il charrie dans son sillage.
J’aimeAimé par 1 personne
Bonjour Monsieur tnn,
François Bégaudeau dit être un matérialiste marxiste. Il adhère aux thèses de Marx et Engels développées dans leur livre « l’idéologie allemande » qui fondent le matérialisme historique en opposition à l’idéalisme de Hegel. J’ai pas fait philo et je ne me rappelle plus si j’y fais allusion dans l’article ci-dessus ou dans la FAQ (ou si c’est resté dans un coin de ma tête) mais cette opposition matérialisme/idéalisme est quelque chose qui m’a beaucoup impressionné et marqué dans mes lectures récentes. C’est difficile à bien comprendre mais résumé grossièrement (pardon !) c’est concevoir la pensée dans le réel et l’incarner scientifiquement, matériellement et historiquement plutôt que comme une conception pure métaphysique voire transcendantale. En gros d’après Marx les Hégeliens sont hors sol. 😀
Marx oppose donc matérialisme et idéologie. Pourtant, même si je n’y comprends pas grand chose, je sais au moins qu’en philosophie le matérialisme est différent du pragmatisme, que ce ne sont pas du tout les mêmes penseurs ni les mêmes idées. De toute façon, sous cette fameuse douche je pensais au pragmatisme de nos politiciens et de nos managers, ce qui est bien éloigné de toute philosophie.
François Bégaudeau se moque souvent des mots porte-étendards de notions creuses. Pour cette raison au moins je suppose qu’il rechignerait à se dire pragmatique, vu ce qui est fait de ce mot dans le discours politique. Pour le reste je crois être d’accord avec toi, et que ce n’est pas en contradiction avec mes pensées de salle de bains.
J’aimeJ’aime